À l’idée que chaque ménage pouvait accéder au rêve américain dans sa version immobilière, répond l’idée que chaque Français pourrait vivre à la campagne, et ne fréquenter la ville que pour y travailler. Dans les deux cas, par des mécanismes pernicieux, la société a incité à l’endettement des gens dont la solvabilité était incertaine. Ce sont les prêts « subprimes » aux États-Unis. En France, depuis cinquante ans, c’est toute une série de mesures ou des politiques de laisser-faire qui revenaient à « prêter de la distance » aux habitants, autorisant ces derniers à éloigner leur résidence des centres urbains, centres qui conservaient pourtant leur fonction de concentration des emplois, de l’activité, de la vie sociale.
2007 : hausse des taux d’intérêts variables des prêts et baisse du marché de l’immobilier ; 2008 : le système financier américain s’effondre, puis l’économie toute entière, percluse d’actifs pourris titrisés. En 2018, le mouvement des Gilets jaunes naît d’une révolte contre l’augmentation du prix du carburant, c’est-à-dire, dans le fond, du prix de l’éloignement du centre des agglomérations. Et ce alors que les perspectives de développement en périphérie sont minces. 2019 pourrait être l’année d’une crise politique majeure aux enjeux fondamentalement géographiques.
En effet, il faut ici rappeler un principe géographique universel souffrant peu d’exceptions : ce qu’on appelle les « centres », ce sont les lieux caractérisés par la valeur sociale la plus importante, par opposition à celle de sa périphérie. Une société absolument égalitaire devrait voir tous ses membres confondus en un seul lieu, ou bien, à la rigueur, tous à égale distance d’un centre. En pratique, la ville dense et compacte, dans la mesure où elle concentre la population, réalise un optimum en matière d’égalité des conditions géographiques. Au contraire, l’étalement urbain est au fondement d’une décomposition de la société en ce qu’on pourrait appeler des « classes spatiales », dont la divergence des intérêts repose sur la distance au centre de leurs membres et motive une lutte des classes géographique, qui se double de mécanismes affinitaires (l’effet de club, théorisé par Eric Charmes).
Selon sa configuration, le peuplement d’un territoire voit son coût varier. Une population rassemblée dépense moins en déplacements, mutualise les infrastructures, partage de nombreux espaces publics, une partie de l’habitat (immeubles), voire forme un corps politique mieux unifié. Une population dispersée multiplie au contraire ces coûts, et tend vers la désintégration politique. La périurbanisation croissante des aires urbaines françaises, ces grandes zones d’influence des villes peuplées d’urbains au mode de vie urbain, a donc été une évolution de la configuration géographique du peuplement dont le coût global était assurément plus lourd que celui d’une urbanisation qui aurait limité l’étalement et reposé sur la densification de la ville existante, quitte a assumer une désertification partielle du pays. En outre, l’extension des aires urbaines a eu pour effet d’intégrer dans la zone d’influence de plus grosses villes les plus petites de leur périphérie, une sorte de périurbanisation au deuxième degré, d’échelle régionale. Mais qui devait payer un tel surcoût ?
La société française dans son ensemble l’avait jusqu’ici assumé. Pour des habitants de centres urbains à la recherche de plus grands logements, au vu de l’augmentation des prix du foncier de centres-villes toujours plus accueillants, l’option d’un déménagement en zone périurbaine plutôt qu’en proche banlieue était, à coûts apparents équivalents (logement, mobilité, etc), une option apparemment raisonnable. Une ville diffuse et périphérique est née, juxtaposant des lotissements aux standings variables formellement accrochés à d’anciens villages « décoratifs », souvent sur le déclin – déjà ! Aucune urbanité durable n’en résultait.
La politique urbaine d’Emmanuel Macron, c’est donc la vérité des prix. Sous l’angle géographique, la cordée macronienne est un filet dont les mailles relient tous les habitants, posé sur une chaîne montagneuse dont les sommets sont les centres-villes, lieux de résidence des « premiers de cordée ». Aux périphéries évoluent les alpinistes les moins aguerris, souvent retenus de chuter dans le précipice par ce filet protecteur.
Mais dans la course au sommet, les premiers de cordée se sont vu déchargés de leur rôle : on a coupé les mailles du filet. Il s’agit de faire payer aux périurbains le prix réel de leur mode de vie. Les autres ont pour leur conscience deux séries d’arguments. Primo, animés d’une volonté de sauver la planète, ils voient dans l’étalement urbain un mésusage social des espaces naturels, qu’ils entendent tout au plus réserver aux loisirs (résidences secondaires, AMAP et randonnées). La nouvelle norme du peuplement durable est celle de la compacité urbaine, et de facto l’abandon volontaire de l’automobile. Secundo, ils valorisent l’environnement urbain pour le type de sociabilité qui s’y développe. Ils assument la ville, ils s’assument comme urbains. Réussir leur ville, c’est réussir leur vie. Et ces gens sont majoritaires, pour peu qu’ils rallient à leur cause ceux des banlieues les plus proches.
Il ne faut donc pas se méprendre sur le sens de l’augmentation du prix des carburants : c’est plus de taxes, certes, mais surtout la fin des subventions à un mode de vie fondé sur l’automobile. Emmanuel Macron retient là la fonction dissuasive de l’impôt pour augmenter le coût individuel du choix périurbain, use de la fonction collectrice de l’impôt pour promettre le financement de la transition écologique, et tire un trait sur des décennies d’une fonction relativement redistributrice de l’impôt, quand la faible taxation du carburant permettait de continuer à vivre en dehors des villes alors que s’y concentrait progressivement l’emploi. Un âge d’or prend fin.
Mais si la politique s’arme d’un programme, elle doit aussi assumer l’existant et gérer la transition. Et cette transition n’est pas qu’écologique, car c’est de l’évolution de la géographie de la France qu’il s’agit, à toutes les échelles. La crise des Gilets jaunes met sous haute tension plusieurs couples centre-périphéries. Celui, bien sûr, qui oppose les cœurs des aires urbaines et leurs grandes périphéries périurbaines, la France des ronds-points. La crise dessine aussi une géographie opposant les régions qui se peuplent, par l’attraction de capitales dynamiques, à celles qui se dépeuplent, sans perspectives de développement endogène réalistes (voiture autonome, internet haut débit, traditions séculaires ou authenticité de la « terre » n’y pourront rien). La crise souligne enfin un troisième clivage, entre la « France périphérique » et les « métropoles », ces grandes plateformes urbaines, incluant leurs campagnes résidentielles, dont la réussite économique repose plus sur les relations qu’elles tissent avec leurs homologues en Europe et dans le Monde qu’avec celles qu’elles entretiennent avec leur « arrière pays ». Mais cette crise occulte aussi un autre couple centre-périphéries, celui qui fait voisiner, dans le cœur des villes, la plus grande richesse et la plus grande pauvreté, quand l’univers périurbain reste un monde de faibles contrastes et de dégâts limités : peu de SDF, peu de « migrants » entassés dans des taudis, peu de minimums vieillesse dans des chambres de bonnes.
L’enjeu est donc clair : répartir équitablement le coût de cette transition géographique. Entre deux abîmes politiques, entre la solution facile mais inutilement clivante de faire payer aux périphériques le prix de leur « luxe » et, à l’inverse, l’invocation par ces derniers d’une géographie naturelle et immuable d’une France imaginaire pour demander le financement du statu quo ad vitam aeternam, la cordée doit désormais progresser, sur une ligne de crête. ■
* Auteur d’« Intelligence spatiale » - Presse Universitaire de Rennes 2017 – 320 pages.
Lire également sa tribune « Les « gilets jaunes » sont nos subprimes » parue dans Le Figaro du 12 février 2019